Suharto, Acte II : l’Ordre nouveau


Suharto, qui s’accroche en ce moment à  la vie mieux qu’une bernique à  son rocher, parvient à  me faire regretter que Carlos soit parti avant lui. Comme quoi, ce n’est peut-être pas si faux de dire que les meilleurs partent les premiers.

Pak Harto – de son petit surnom – investi des pleins pouvoirs par son prédécesseur, fut élu facilement président par une assemblée qu’il avait lui même nommée. Suharto put donc endosser le costume de bâtisseur de la nation indonésienne en refondant le pays un peu plus à  son image.

Ainsi, c’est en se regardant dans le miroir que lui vint la brillante idée – sans doute longuement réfléchie – de prouver au monde que l’armée pouvait être multi-tâches. Suharto instaura donc la dwi fungsi, c’est à  dire la double fonction de l’armée, car ne l’oublions pas : nous n’en étions qu’aux prémices du multi-tâches bien avant qu’un vitrier états-unien du nom de Guillaume Henri Portes – IIIème du nom – ne le propose en série sur ses fenêtres. D’ailleurs, son partenariat avec les militaires ne fonctionnait pas très bien. Une preuve ? Cela ne vous dit rien l’erreur colonel 32 ? Je suis sûr que vous vous en souvenez.

Ce n’est pas pour jaboter, mais si deux tâches valent mieux qu’une, il ne faut pas y voir une passion pour le linge sale ou une aversion pour la lessive mais bel et bien l’envie de donner aux révolutionnaires de tout poil la peur des porteurs de soutaches. C’est bien connu, cet effet rasoir engendre dans les rangs des guérilléros sécessionnistes barbus cet air de dépit qu’ils appellent la moue soutache.

Sans doute inspirés par l’exaltation d’un boy scout qui utilise les diverses options d’un couteau suisse pour la première fois, croyez le ou non, les hommes des casernes parvinrent brillamment à  assumer leurs nouvelles fonctions. Par exemple à  l’intérieur – ou plutôt là  où cela allait le devenir incessamment sous peu – ils se transformèrent en personnes envahissantes comme au Timor oriental ou en Papouasie, où les Occidentaux montrèrent qu’ils étaient aussi blancs qu’une marée noire.

Que voulez-vous ? C’était le temps de la guerre froide, les considérations n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui. D’un autre côté, il faut admettre que les militaires avaient déjà  été habitués à  ce genre de méthodes à  l’époque de Soekarno, qui pratiquait déjà  l’unification territoriale de tout ce qui ressemble à  une île et qui gravite autour de Java. ((En 1963, la création de la Fédération de Malaisie coupa court au rêve d’une grande – pour ne pas dire immense – Indonésie. L’Indonésie et la Malaisie se dirigèrent droit vers une politique de confrontation : la Konfrontasi. L’Indonésie déploya des troupes au Sabah et Sarawak quitte à  faire face à  l’armée de sa majesté Elizabeth.

Las du soutien occidental et britannique à  la Malaisie naissante, Soekarno protesta en nationalisant les sociétés britanniques présentes sur son territoire ainsi qu’en claquant la porte des Nations Unies, laissant planer dans les chancelleries du bloc capitaliste l’effroyable doute que l’Indonésie se rapprochait du camp communiste.

Face à  cette menace de basculement d’un poids lourd démographique du côté rouge, les Occidentaux furent ravis de l’ascension du général Suharto aux commandes du pouvoir. Ce dernier jeta la pomme de discorde par la fenêtre et c’en fut terminé.))

Suharto, dont je suis ravi de savoir que ce n’est pas la division de la joie qui a inspiré son nouvel ordre, insuffla donc à  l’armée un rôle politique et social. Comment ? D’abord pour leur rendre la chose accessible, il simplifia la donne électorale en réduisant tout le paysage électoral à  trois partis ((Après les élections de 1971, Suharto procéda à  une simplification radicale en janvier 1973. Pensant sans doute que dix partis compliquaient l’équation politique, il limita l’offre à  trois partis : à  savoir le Golkar, pour Golongan Karyan – le groupe fonctionnel, le parti de Suharto, auquel tous les fonctionnaires se devaient d’adhérer et bien entendu voter ; le PDI, Partai Demokrasi Indonesia, regroupant tout ce qui pouvait se prévaloir des valeurs démocratiques ; et le PPP, Partai Persatuan Pembangunan – le parti pour l’unité et le développement, regroupant les partis musulmans.)) , chose que les spécialistes en pop music appelèrent le bizarre triangle de l’amour, et que les adeptes de la démocratie considérèrent comme une mort en dépit des élections tenues tous les cinq ans.

Ensuite, Suharto prévoyant sa retraite et donc celle des militaires dans l’éventualité où il n’y aurait plus de conflit à  livrer, il mit l’armée à  l’abri ((Ou à  l’ABRI qui est l’acronyme de Angkatan Bersenjata Republik Indonesia : forces armées de la république indonésienne.)) et lui offrit quelques confortables sièges au parlement. ((Plus sérieusement, il s’agissait de donner aux membres de l’armée le rôle de garant de la stabilité de l’État, chose qu’ils sont parvenus à  faire pendant trente-deux ans. D’ailleurs que dire du prestige de l’armée sinon qu’il ne saurait être nul avec la présence d’un général élu – sans trucage – président au suffrage universel ?

En revanche, pour rappeler que les élections facilitaient les choses pour les hommes des casernes, un nombre de sièges leur était réservé à  savoir au départ 100 (Puis 75 en 1996) sur 500 à  la chambre haute et 20% à  la chambre basse. Vous savez, c’est comme dans le métropolitain ou les bons amphithéâtres : il faut toujours des places pour les handicapés et les mutilés de guerre. D’ailleurs, ce n’est pas pour en rajouter mais, Suharto a été un précurseur en matière de discrimination positive puisque l’Indonésie ne comptait que 450 000 militaires – policiers inclus – à  l’époque de la chanson « Et moi, et moi, et moi » de Jacques Dutronc et Jacques Lanzmann qui recensait en 1966 seulement quatre-vingts millions d’habitants au lieu de cent dix millions.)) Enfin, c’était bien sûr au cas où, car l’on ne peut pas dire que ces gens-là  aient chômé.

N’empêche que le général Suharto ne s’est pas contenté de réformer l’armée en la purgeant de tous ses éléments réfractaires de gauche à  droite mais surtout de gauche. Il fit aussi de véritables réformes au niveau de sa politique étrangère. D’une, il fit en sorte de réinscrire son pays sur la liste des pays membres de l’ONU, du FMI et de la Banque Mondiale. De deux, il participa à  la fondation du club des golfeurs anti-communistes ((Pourquoi les affubler de la sorte d’un tel surnom ? Parce qu’ils représentent à  mes yeux les All-in-One (et non pas hole-in-one) du pouvoir étatique, c’est à  dire une véritable force concentrationnaire. C’est surtout vrai pour Ferdinand Marcos, Suharto, et Lee Kuan Yew qui sont les membres fondateurs de l’ASEAN à  être restés le plus longtemps en activité.)) du sud-est asiatique j’ai nommé l’ASEAN ((Ou l’ANASE si vous êtes vraiment d’humeur moqueuse, ou ANSEA en bon français. Il s’agit de l’incroyable association d’États créée en 1967 afin d’endiguer le péril rouge.)) .

Après un alignement en bonne et due forme auprès du camp occidental, l’ancien pays adepte de la troisième voie se remit en marche, et Suharto autorisa le retour des investisseurs étrangers ((Après le rejet de la dette extérieure en 1956 et la nationalisation des entreprises néerlandaises en 1957 et britanniques en 1963.)) et de la précieuse aide financière internationale.

Suharto, outre de plaire aux militaires birmans et d’inspirer des auteurs britanniques en proposant des titres comme tentation, confusion, ou puissance, corruption, mensonges dans un monde en mouvement, est parvenu à  un prodige que les plus grands maîtres de la gestion ne parviennent à  faire.

Lequel ? Selon Transparency international, celui de détourner entre 15 et 35 milliards de dollars dans un pays où l’individu moyen n’en gagne encore aujourd’hui que 1650 à  l’année ((1,650 US dollars of course.)) . Un tour de force que seul Ferdinand Marcos aurait dépassé en proportion ((Cinq à  dix millions de dollars détournés en quatorze ans de règne. À noter d’ailleurs, que les Philippins ne sont pas en reste, puisque Joseph Estrada figure aussi dans le top ten des dirigeants corrompus.)), mais qui reste une remarquable performance puisqu’elle s’est tout de même effectuée sur trente-deux ans. Et comme Suharto est un homme que l’on ne peut battre même en se levant de bonne heure, il faut bien saluer sa prestation.

Alors Suharto, magicien ? Tout est dans l’acte III qui se joue au son d’Abba cadabra. À bas qui ? Abba Suharto !


3 réponses à “Suharto, Acte II : l’Ordre nouveau”

  1. Et en plus, le bougre, il n’a même pas attendu la publication de l’acte III avant de passer l’arme (que dis-je, l’arsenal) à  gauche. J’attends avec impatience l’épilogue…

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