Bêêêêêle, c’est un mot qu’on dirait inventé pour elle


Quand je ne me rends pas au chevet de ma vieille amie, la France, il m’arrive aussi de rendre visite à  une de mes amies de la famille des Ovidés. Depuis que l’UDC fait une nouvelle campagne, cette amie prend les choses très à  coeur. Ha ma pauvre Danièle ! Inquiétée par une histoire d’immigration tirée par les cheveux, voilà  à  quoi elle en est réduite aujourd’hui : des considérations bassement capillaires. Il faut dire que maintenant elle pense à  se faire tondre, ce qui est dommage lorsque l’on a des boucles comme les siennes. Car croyez moi, je dis volontiers de mon amie Danièle que l’on n’a rarement vu de brebis aussi belle qu’elle.

Arrivé à  l’instant dans son appartement, je m’empresse d’empêcher mon amie de commettre une acte regrettable : «Mais mon agneau ! Ca ne va pas la tête ! Tu ne vas quand même pas te faire tondre ! Ce n’est pas raisonnable, et je te dis ça même si tu avais couché avec l’ennemi pendant la dernière guerre mondiale. Tu habites en Suisse quand même … et des guerres mondiales il n’y en a jamais eu sur leur territoire. Alors tu ne vas pas te mettre à  faire n’importe quoi.»

Danièle me répond : «Ecoute, mon vieil ami pingouin, je n’en peux plus. Je te le dis, je vais me faire skinhead. Par les temps qui courent c’est plus sûr. Moi aussi, tu sais je suis préoccupée par les questions de sécurité, et entre nous il ne fait pas bon être un mouton noir, même si c’est une belle couleur le noir.»

Aussitôt j’ajoute que : «Au nom de la solidarité monochrome, ce n’est pas moi qui te dirai le contraire. Mais ce que tu veux faire n’est pas raisonnable.»

Elle hausse ses épaules et poursuit sans m’écouter : «Regarde est-ce que je ne suis pas plus tendre ou plus douce qu’un mouton ordinaire, sitôt que l’on a éteint la lumière ? Est-ce que je croustillerai d’une autre manière si j’étais d’une autre couleur, dès lorsque l’on m’eut mise à  rôtir ? Non, je te dis : ici, nous n’avons pas connu le bruit et l’odeur, mais je pense sincèrement que les choses prennent des proportions énormes. Ce que certains semblent vouloir nous servir ici, ce ne sont que des propos fumants venus de gens, que les plus excédés traiteraient volontiers de fumiers. J’ai l’impression qu’ici l’on commence à  vouloir notre peau. Regarde, c’est comme avec les Grecs dans l’antiquité qui ont été les initiateurs de cette persécution à  notre égard. Ah ! Hellas, mille fois Hellas ! Je repense à  notre pauvre ancêtre Chrysomallos, le bélier volant, et sa toison dorée que les Hellènes n’ont jamais cessé de convoiter ! A peine notre ancêtre eut-il sauvé Phrixos, que ce dernier le sacrifia à  Zeus ! Tonnerre ! Tu comprendras que je ne peux pas garder le silence indéfiniment.»

J’acquiesce puis commence à  donner mon avis sur la condition des jaboteurs de mon espèce : «Oui, le silence des agneaux c’est en quelque sorte le chant du cygne du mouton innocent. Je te l’accorde, la cohabitation avec les bipèdes n’est pas toujours aisée, j’en sais quelque chose. Par exemple, ils ont le don de me confondre avec les manchots, ce qui tu le sais bien ne cesse jamais de m’exaspérer. Pareille absence de clarté n’est digne que de la myopie des taupes. Et encore, j’ai du respect pour les taupes, parce que pour leur défense elles ont eu la correction de ne pas avoir inventé les lunettes. Alors que les Hommes les ont inventées et ont même écrit des encyclopédies ainsi que des sites internet pour apprendre à  faire la distinction entre les pingouins et ces faux-frères d’Antarctique. Je te jure ! Me confondre avec un manchot, moi qui suis ambidextre ! C’est ridicule.»

Danièle s’ennuie de ma réponse et se plaint à  son tour : «Oh plains toi donc, Alcidé, s’il n’était question ici que de vocabulaire, je pourrais faire la sourde oreille mais là  je te jure que j’ai presque envie de m’exiler en Nouvelle Zélande, où l’on a tourné le Seigneur des Agneaux. Peut-être que je me sentirai enfin à  l’aise parmi les All Blacks ? Mais ce serait une bien piètre consolation au vu de mon désintérêt total pour le rugby, fût-il à  sept ou à  quinze.»

Elle marque une pause et secoue sa tête de déni : «Et dire que ce sont les Hommes qui nous traitent d’animaux grégaires. Il n’y a qu’à  les voir courir après un ballon ou s’emmêler autour pour constater qu’ils aiment tant vivre les uns contre les autres. En dehors des stades, je pourrais aussi évoquer les cités HLM et les transports en commun, qui sont autant de lieux où toute la singularité de l’esprit d’indépendance des êtres humains se fait sentir. Moi aussi je pourrais bien leur toucher deux mots à  propos du bruit et de l’odeur des pots d’échappement de leurs voitures.»

Danièle poursuit en me fixant droit dans les yeux : «Te rends-tu compte, mon petit pingouin ? Ce n’est pas parce qu’ils sont carnivores à  mon égard, que je ne peux pas devenir anthropophage ! J’en brule d’envie tu sais. Ils comprendraient enfin le sens de ce proverbe qui dit qu’il n’y a pas de fumet sans feu.»

Les propos qui viennent d’être tenus me font réagir : «Non mais Danièle, tu dérailles complètement. Faire du méchoui d’homo sapiens c’est ridicule. Je te rassure tout de suite, si tu as peur pour ton avenir je peux t’aider à  t’installer en France.»

Aussitôt mon amie me coupe la parole : «Tu plaisantes ! J’ai cru comprendre des mots mêmes du président français alors qu’il était encore en campagne, que certains de ses concitoyens en sont encore à  découper mes congénères dans leurs appartements. Je sais que c’est le propre de l’agneau que de gigoter, mais avec des propos pareils je tremble de peur. Parce que mourir dans mon jus, non merci. Et non merci encore pour votre aide messieurs les Français. Je n’ai point besoin de vous, je ne mangerai pas de ce pain-là , car je sais déjà  comment chez vous termine la mie du peuple ((L’ami du peuple était le surnom de Jean-Paul Marat.)) . A sa différence, je n’entends pas finir au fond d’une baignoire, fut-elle la mienne.»

Je ne sais que dire et laisse échapper quelques mots : «Vu comme ça, je pense que ce n’est pas la peine d’essayer.»

Elle pérore à  nouveau : «Oui, je ne sais pas ce qu’ils ont chez toi, mais ils ont une curieuse façon d’accueillir les moutons. Il suffit qu’ils soient un peu fiévreux et britanniques pour se voir refoulés ou pire.»

A cet instant, la simple évocation de la fièvre aphteuse me donne la chair de poule et me fait bredouiller : «Euh … écoute ma belle, ce n’est pas pour jaboter, mais c’était pour éviter une crise sanitaire. Je trouve que tu es partie prenante lorsque tu dis ça, tu sais ?»

Surprise que je ne lui donne pas mon aval, Danièle s’étonne : «Hé bien, n’es-tu pas là  pour prendre mon parti ? Je croyais que tu étais du genre à  savoir en reconnaître un bon. Es-tu venu me réconforter ou accroître mon désarroi ? Je vais finir par penser que lorsque tu me dévores des yeux, c’est parce que tu as des idées derrière la tête.»

J’essaie de garder la tête froide en me voulant rassurant : «Tu t’égares ma brebis, tu t’imagines bien des choses. A t’écouter discourir je dirai que tu as de la suie dans les idées pour en avoir d’aussi noires. Et tu sais que lorsque je te vois en broyer autant, je me fais un sang d’encre. Non, nous allons tâcher de trouver quelque chose afin de t’éviter l’infâme humiliation de perdre une si belle laine.»

Danièle m’interroge : «Ah oui, cher coeur ? Et comment donc ?»

Je tente une note d’humour : «Je pourrais t’épouser, pardi ! Un mariage blanc, ce serait la solution ! Un beau mariage cousu de fil blanc, rien qu’entre nous deux. Qu’est ce que tu en dis ?»

Mon amie étouffe de rire à  l’idée risible et insensée de voir un minuscule pingouin lui passer la bague au doigt : «Ha ! Ha ! Tu cachais bien ton jeu, monsieur Pingouin ! Tu n’es pas un mouton, mais je savais que l’on pouvait compter sur toi. Idiot, va ! Je te l’ai déjà  dit par le passé, je ne veux pas être Française, je suis bien mieux ici.»

Je feins de ne pas voir son refus et poursuis de plus belle sur le ton de la comédie : «Je te sens craintive ma douce agnelle, mais crois moi, ton Alcidé te protègera envers et contre tous, et surtout des Hellènes, à  qui j’emprunterai les L de l’amour en faisant fi de leur N à  ton égard. Aussi certain que le pingouin jabote et que l’agneau gnotte, je ferai de toi une mère accomplie et une épouse fidèle. Tout comme je suis sûr que l’on dit bêle-mère, bêle-fille ; lorsque viendront les heureux évènements, nous serons les chants bêlants de nos enfants rois.»

Je cesse mes simagrées et marque une pause silencieuse, en attendant une réaction de mon amie.

On a beau lire, lorsque Danièle tranche dans le vif du sujet et qu’elle assène des piques acérées, je m’amuse à  dire que l’agneau blesse. Et quand l’agneau blesse, sachez que c’est toujours de cent bleus ! Autant vous dire à  quel point c’est douloureux. Et c’est ainsi que, face à  mes déclarations démesurées et pourtant empruntes de jovialité, mon amie m’assène d’un air agacé et d’un regard aussi noir que son pelage : «Alcidé, revenons en à  nos moutons. Veux-tu ?»

Je m’exécute : «Bien, bien. Si l’on ne peut même plus rire du mariage. Et moi qui voulais te prendre sous mon aile. Tu m’as dit chercher une solution ? Soit, j’en ai une bien simple. Tu sais encore voter, j’imagine ? Alors le 21 octobre 2007, n’oublie pas de te déplacer pour les élections fédérales. Trop de tes concitoyens oublient de s’y rendre, à  tel point que cela fait même rire certains Français qui se targuent de leur forte participation aux présidentielles.»

J’ai beau savoir bélier les langues, je crois bien que je lui ai cloué le bec. Elle a eu beau tergiverser sur la valeur de tous les candidats en présence à  l’époque en France, puis sur l’issue du scrutin, il n’en reste pas moins, que si elle veut se faire entendre, elle n’a qu’à  parler de sa voix le jour des élections et continuer de protester au sujet de cette sinistre campagne envers les ovidés.

Et maintenant je m’adresse à  vous mon cher lectorat, ne me dîtes pas que vous avez cru que Danièle n’était pas helvète juste parce qu’elle est un mouton noir. Vous ne l’avez pas pensé n’est-ce-pas ? Avec le peu de bon sens qu’il me reste, pensez-vous comme moi que cette campagne ferait frémir n’importe quel Suisse digne de ce nom, non ?


2 réponses à “Bêêêêêle, c’est un mot qu’on dirait inventé pour elle”

  1. « Bêêêêêêle… » juste après Messmeralda, c’est fort. Et s’il est vrai que l’agneau gnotte, et que l’agneau blesse, l’agneau se tique parfois. La Suisse est un très beau pays que les Suisses ne devraient pas quitter.

  2. Effectivemment, je suis bien parti pour faire l’Agneau Tredame-de-Paris. 🙂
    Sinon l’agneau non content de se tiquer, sait profiter de ses vieux jours car ne dit-on pas : l’agneau se dore la pilule au soleil pour ses cinquante ans de mariage ?

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